Le McCord. L’histoire d’un musée universitaire, 1921-1996 - IMPRIMÉ
Brian Young. Le McCord. L'histoire d'un musée universitaire, 1921-1996. Coll. : Cahiers du Québec, Éducation/Psychopédagogie. Montréal : Éditions Hurtubise, 2001, 256 pages. ISBN : 2894285469
La commercialisation a-t-elle atteint un point de saturation dans les musées?
En 2000, l’historien Brian Young publiait «The Making and Unmaking of a University Museum. The McCord, 1921-1996», un ouvrage polémique qui retraçait l’histoire et l’évolution récente du Musée McCord et qui a fait l'objet de comptes rendus dans les principales revues d’histoire.1 Vers la fin de 2001 paraissait sa traduction en français, «Le McCord. L’histoire d’un musée universitaire, 1921-1996». J’anticipais alors une certaine controverse parmi les muséologues québécois. Pourtant, à part des mentions sous la rubrique «ouvrages reçus» dans le Bulletin du GIS des professionnels en éducation et en action culturelle de la Société des musées québécois et dans la revue Muse de l’Association des musées canadiens2, l’ouvrage est passé largement inaperçu dans le milieu muséal.
Dans le contexte actuel d’incertitude et de déprime, le moment est bien choisi pour rappeler l’existence de cet ouvrage qui s’interroge sur les limites de la commercialisation dans laquelle se sont lancés les musées depuis les années 1980. Force est de constater, en effet, que malgré l’enthousiasme avec lequel les musées ont pris ce virage, malgré l’audace avec laquelle ils se sont réinventés, ils font face aujourd’hui aux mêmes problèmes qu’hier : revenus incertains, ressources insuffisantes, essoufflement des professionnels, dépendance face aux organismes subventionnaires... Les réductions budgétaires et l’élimination de programmes d’aide financière qui viennent de le frapper font que le milieu voit ses acquis des dernières années remis en question et qu’il fait face à la menace d’un recul important. On entend même des professionnels dire que la commercialisation, jadis perçue comme une planche de salut, a atteint un point de saturation. L’allocution de madame Line Beauchamp, ministre de la Culture et des Communications, lors du dernier congrès de la Société des musées québécois, n’aura pas calmé les angoisses du milieu. Ironiquement, la ministre affirmait la nécessité de consolider un milieu auquel son gouvernement avait retiré sans préavis, quelques mois plus tôt, près d’un million de dollars. Personne n’étant contre la vertu, elle évoquait de vagues pistes de réflexion mais se gardait bien d’annoncer des engagements concrets3. Dans cette ambiance d’inquiétude et de remise en question, il n’est pas sans intérêt de rappeler les préoccupations de Brian Young, ne serait-ce que pour prendre un recul toujours salutaire en temps de crise.
L’auteur propose, dans un premier temps, une histoire du Musée McCord, de ses origines aux années 1990. Il retrace la vie et les activités d’un collectionneur passionné comme on en trouve plusieurs à Montréal au XIXe siècle, David Ross McCord qui, malgré une fortune réduite, accumule une collection consacrée à l’histoire canadienne et rêve d’un musée d’envergure nationale. Cédée à l’Université McGill en 1919, la collection est l’objet d’une certaine ambivalence de la part des universitaires. Alors que les disciplines d’enseignement se spécialisent et se professionnalisent, les autorités universitaires voient en effet assez mal l’usage qu’elles pourraient avoir d’une collection constituée par un dilettante qui risque, en plus, de devenir un boulet financier pour l’institution.
L’Université fera peu de cas du nouveau musée, qui ouvre ses portes en octobre 1921. La collection présentée dans Joseph House, est répartie en salles thématiques consacrées aux premières nations, à James Wolfe, à l'histoire de l'Université McGill, aux pionniers religieux catholiques et protestants ainsi qu'à la famille McCord. Mais, pour les historiens, l’histoire canadienne, à plus forte raison lorsqu’elle n’est pas politique, n’est que de peu d’intérêt. La Dépression des années 1930 fera le reste. Le musée perd ses appuis financiers extérieurs et l’Université McGill décide sa fermeture en 1936. Pour les trente-quatre années qui suivent, c’est un groupe de femmes déterminées qui assure la conservation de la collection et qui suscite les dons grâce auxquels elle s’enrichit. Parmi celles-ci, Isabel Dobell se distingue en construisant patiemment un réseau de donateurs parmi l’élite anglophone de Montréal. Conservatrice puis directrice du musée, c’est elle qui obtient sa réouverture au public en 1970, alors même que le gouvernement du Québec s’implique de façon croissante dans le financement des musées et que l’Université McGill cherche à se retirer du financement du McCord. Parallèlement, une nouvelle muséologie axée sur la démocratisation et une transition vers la commercialisation s’annonce.
Cette histoire institutionnelle met la table pour une lecture polémique des grandes orientations adoptées par le Musée McCord depuis la fin des années 1980. C'est dans les années 1980 que se manifeste ce que l’auteur voit comme un recul de la fonction de conservation au Musée McCord. En 1986, un don de vingt millions de dollars de la fondation McConnell permet au Musée d’envisager un agrandissement majeur et, simultanément, à l’Université McGill de se retirer de son financement. L’année suivante, le McCord devient une entité distincte de l’Université, gérée par son propre conseil d’administration, et entre dans une période de confrontation. En 1987, Bruce Trigger, conservateur honoraire en ethnologie et principale influence académique au sein de l’institution, démissionne. «La démission de Trigger, sa sortie contre le musée en raison de la vision étroite qu’il entretient de son rôle social, et le fait que plusieurs conservateurs l’appuient ouvertement, tout cela indique l’élargissement du fossé qui sépare, d’un côté, les chercheurs et les conservateurs, de l’autre, les autorités du musée» (pp. 210-211).
S’enclenche ensuite ce que Young interprète comme un processus de «déconstruction des fonctions de recherche». Une attitude de plus en plus anti-universitaire a pour effet d’isoler les conservateurs face aux autorités du musée, qui leur reprochent leur attitude élitiste et exigent d’eux qu’ils se limitent à leurs tâches institutionnelles. Lorsque le musée recherche un nouveau directeur, l’auteur, alors membre du conseil d’administration, s’oppose sans succès à une description de tâches qui met l’emphase sur les communications, la gestion et la mise en marché plutôt que les qualifications universitaires du candidat. Le résultat, selon Young, est l’engagement d’une nouvelle directrice qui «n’éprouve pas la moindre empathie pour l’oeuvre intellectuelle ou la recherche universitaire» (p.245). Les conservateurs voient ensuite leurs fonctions réduites, notamment par leur exclusion des discussions relatives aux acquisitions et par leur subordination à des experts-conseils de l’extérieur dans la conception d’expositions, alors même que le secteur des relations publiques est en pleine expansion. Les activités sont graduellement restructurées autour de la programmation publique et, lorsque le conservateur des Archives photographiques Notman prend sa retraite, le Musée engage un directeur de la commercialisation plutôt qu’un conservateur. La production d’un plan d’affaires qui met l’accent sur la commercialisation et l’accroissement de la fréquentation, puis le démantèlement des archives historiques, qui suscite une vive opposition, achèvent une transition mouvementée. L'auteur conclut avec une charge qui résume sa position : «Les autorités du McCord se sont agenouillées volontiers devant les principes muséologiques exaltant l’accès populaire, même si ce changement signifie que l’on doit sacrifier les ressources créatives et intellectuelles locales au divertissement, aux expositions importées, à la culture organisationnelle et à la consommation» (p. 267).
Plusieurs professionnels de la muséologie seront tentés de classer l’ouvrage «L’histoire d’un musée universitaire» sous la rubrique des revendications nostalgiques et revanchardes. Son auteur ne s’en cache d’ailleurs pas : il a écrit ce livre sous le coup de la colère. Pourtant, il s’agit d’une simple chronique, rédigée par un historien sincèrement préoccupé par le rôle intellectuel des musées, de la transition des institutions muséales vers une approche plus ouverte et plus commerciale. En cela, le cas du McCord n’est pas différent des autres. Là comme ailleurs, cette transition a suscité des tensions entre les tenants d’une approche publique plus commerciale, d’une part, et les partisans d’une compréhension universitaire des musées, d’autre part. Tout au plus cette polarisation a-t-elle été exacerbée au McCord par la présence d’une longue tradition universitaire qui n’était pas nécessairement présente dans toutes les institutions.
Dans le contexte d’une société de services, les changements présentés par Young font désormais partie du quotidien des musées et on constate aujourd’hui sans peine que commercialisation et qualité ne s’excluent pas mutuellement. Mais l’ouvrage n’en perd pas pour autant sa pertinence. Il rappelle que l’importance accrue des statistiques de fréquentation et des revenus autonomes a une genèse et des conséquences. Faut-il en blâmer les institutions et leurs professionnels? Loin de là. C'est en partie le désengagement graduel de l'État qui a rendu la commercialisation nécessaire. Dans le contexte de crise actuel, la relecture de «L’histoire d’un musée universitaire» suscite aussi une question importante : se pourrait-il que la commercialisation ait atteint ses limites et que Young ait eu raison, ne serait-ce que partiellement, d’en souligner certains pièges potentiels? Il y a, en tout cas, matière à interrogation lorsqu’on voit les directrices et directeurs de musées, essoufflés et privés de ressources, s’acharner à inventer de nouvelles manières de générer quelques dollars de plus; lorsqu’on constate que les musées qui ont eu assez de créativité pour établir des partenariats fructueux avec le milieu municipal en paient le prix au gré des décisions ministérielles; lorsqu’on calcule le rapport entre le temps passé à commercialiser et les revenus générés pour constater que la commercialisation est peut-être trop coûteuse en temps et en énergie. En ce sens, malgré les réserves que l’ouvrage de Brian Young suscite, sa relecture rappelle qu’en temps de crise, un sain réexamen de nos pratiques est indispensable au développement de solutions d’avenir réalistes et durables.
Notes
[1] D. Thiery Ruddel, Canadian Historical Review, 83, 3, septembre 2002. Delphin A. Mise, Revue d’histoire de la culture matérielle, 53, printemps 2001. Hervé Gagnon, Revue d’histoire de l’Amérique française, 54, 3, hiver 2001.
[2] Bulletin du GIS des professionnels en éducation et en action culturelle, 11, hiver 2001. Muse, XVIII, 2, 2000.
[3] Allocution de madame Line Beauchamp, ministre de la culture et des communications, à l'occasion du Congrès annuel de la Société des musées québécois, jeudi, le 2 octobre 2003.
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